Salam
Dans la guerre qui oppose les hommes aux machines, les premiers ont trouvé un redoutable angle d'attaque.
Je ne parle pas des fusillades occasionnelles qui éclatent entre héros hollywoodiens et méchants cyborgs, genre Terminator. Je parle du conflit plus vrai que nature qui se déroule au Pakistan et en Afghanistan. Les avions sans pilote engagés dans le combat, les drones, ne sont ni extraterrestres ni autonomes; ils sont construits, déployés et manœuvrés par les États-Unis.
L'an dernier, ils ont infligé à Al-Qaida et aux talibans plus de cinquante frappes mortelles. La confusion serait telle parmi les terroristes qu'ils seraient en train d'abandonner les montagnes pour se replier dans les villes pakistanaises, en espérant que les drones n'oseront pas s'y attaquer.
Les drones ont révolutionné l'art de la guerre. Ils permettent de traquer et de tuer l'ennemi en terre étrangère sans recourir à l'occupation ni déplorer trop de pertes humaines. Les assauts sont lancés en toute sécurité depuis des salles de contrôle à distance.
Viser l'homme pour tuer la machine
Comment l'ennemi peut-il répliquer? En visant le point faible des machines: l'homme.
Car les drones dépendent des hommes. Ce sont des hommes qui leur ordonnent de frapper. Et ce sont des hommes sur le terrain qui leur permettent de repérer les chefs ennemis et leurs planques. Il y a deux ans de cela, les insurgés s'en prenaient déjà à cette dimension humaine: en égorgeant en public des habitants de la région accusés d'espionnage, afin de décourager cette pratique; et en commettant des attentats à la bombe au Pakistan afin d'obliger le gouvernement pakistanais à exiger l'arrêt des frappes de drone. Le Pakistan ne s'est pas laissé intimider, et les attaques ont même augmenté en fréquence et en précision. Il faut croire que les espions assassinés ont vite été remplacés.
Mais voilà que les talibans semblent avoir mis au point une nouvelle stratégie : l'infiltration au sein des réseaux de renseignement destinés aux drones, afin d'en tuer les dirigeants.
La semaine dernière, un kamikaze a ainsi tué sept agents de la CIA dans une base militaire américaine d'Afghanistan frontalière du Pakistan. Ce qui pourrait ressembler à une banale attaque des insurgés est en fait beaucoup plus que cela. Des porte-parole de deux factions talibanes distinctes ont en effet déclaré chacun de leur côté que la cible de l'attentat était le programme des drones. «Nous avons attaqué cette base car on y organisait des frappes de drone», a ainsi affirmé un taliban afghan au Wall Street Journal, précisant que l'attaque avait été planifiée pour tuer la directrice de l'équipe, les talibans la sachant présente ce jour-là. Pour sa part, un taliban pakistanais a fourni la même version à Associated Press, ajoutant que l'auteur de l'attentat était «une recrue de la CIA» qui s'était retournée contre l'agence américaine de renseignement.
Il est vrai qu'on ne peut pas toujours donner foi aux talibans. Cependant, plusieurs agents américains, retraités ou en exercice, ont largement confirmé leurs propos dans le Wall Street Journal, le New York Times et leWashington Post. Le personnel américain de la base afghane avait bien pour principale mission de définir les cibles des drones au Pakistan, en s'aidant notamment des informations fournies par des espions engagés sur place. Cela expliquerait pourquoi le kamikaze a visé ce site et comment il est parvenu à y pénétrer.
Failles
Selon au moins trois sources différentes, l'auteur de l'attentat, qui avait été recruté comme agent de renseignement, a été convoqué à la base, où il a pu franchir une première barrière de sécurité sans être fouillé. Pourquoi n'a-t-il pas été fouillé? L'une des raisons avancées dans le Wall Street Journal est que les agents de la CIA officiant dans cette base évitent de trop fouiller leurs recrues locales afin «d'instaurer la confiance». Mais c'est aussi une question de temps. Un ancien agent du renseignement, qui a déclaré que «la réunion avec l'informateur [avait] mal tourné», a aussi expliqué comment le protocole de sécurité avait pu être autant négligé: «Le besoin de recueillir des informations fiables et urgentes est parfois si pressant qu'il justifie ce laisser-aller.»
Des informations urgentes. Voilà le terme clé. On laisse entrer quelqu'un dans un lieu sécurisé sans trop le soumettre aux fouilles quand il détient une information dont l'intérêt est immédiat. Or, qui a besoin de ce type d'information? Les drones. Deux minutes de décalage dans le temps peuvent se conclure par un tir manqué sur un chef taliban ou d'Al-Qaida.
Notons que ce type de tuyau sert également aux forces spéciales américaines en Afghanistan. Si ce n'étaient pas les drones qui étaient visés par le kamikaze, c'était peut-être la base même de la CIA, où était en train de s'élaborer une opération commando contre le réseau Haqqani, allié des talibans. L'un des agents américains interrogés a ainsi révélé au Wall Street Journal que la CIA pensait que l'auteur de l'attentat était en possession de renseignements sur les Haqqanis. L'histoire dira quelle était la véritable cible.
Dans un cas comme dans l'autre, l'agent double meurtrier a exploité le système américain de collecte de renseignement pour s'introduire dans cette base et en tuer les responsables. Ce faisant, il a porté le coup le plus fatal jamais porté au programme des drones : il a trouvé le cœur humain de la machine, l'a conquis puis l'a saigné.
Les méchants marquent un point. À nous de jouer.