Salam
Les favelas de Kaboul ou les désillusions de l'après-talibans
(De Kaboul) Kaboul se reconstruit et se construit. A bien des égards, la capitale afghane offre le spectacle d'un vaste chantier, dans les différentes acceptions du mot. Les destructions des années de guerre ont été considérables, touchant aussi bien les bâtiments que les infrastructures. Certains quartiers de la ville, notamment à l'ouest et au nord n'étaient plus que des ruines à l'aube du XXIe siècle et de la paix officiellement rétablie une fois chassés les talibans. Les habitants de retour chez eux ont eu à cœur de rebâtir leurs maisons. Ils le firent.
Mais dans le même temps la ville à accueilli une population nouvelle qui se calcule en centaines de milliers de nouveaux arrivants. Ils se sont installés comme ils pouvaient et pour la plupart sur les flancs des collines qui encerclent Kaboul. Cela qu'on appelle les cités ou les maisons « Karzaï », au nom de l'actuel président de l'Afghanistan qui n'y est en vérité pour rien, sinon d'avoir laissé faire et on voit mal du reste comment il aurait pu en être autrement.
La seule mesure de comparaison entre le Kaboul d'hier et celui d'aujourd'hui, est la mémoire des habitants anciens qui se souviennent des collines d'autrefois. On y voyait ça et là quelques maisons, propriétés de kaboulis aisés qui avaient choisi de vivre sur les hauteurs pour échapper à la pollution urbaine. Au temps des talibans, une régle fut édictée, aussi stricte dans son principe que rude dans son application. Sept constructions étaient admises par colline, pas une de plus. Malheur à ceux qui voulaient y ajouter la leur. La huitième maison était immédiatement détruite. A l'heure de la libération, cette régle comme beaucoup d'autres de ce régime honni fut évidemment abolie. L'afflux des réfugiés a fait le reste.
Les favelas de Kaboul
C'est ainsi qu'au fil des cinq ou six dernières années les collines inhabitées sont devenues autant d'agglomérations périurbaines d'une densité effarante qui rappellent les favelas de Rio, à cause des collines et les quartiers « informels » du Caire pour tout le reste, à la fois villages dans la ville et ville hors les murs.
Construites sans autorisation, ni plan, ces « cités » de masures élémentaires bâties de boue séchée et de matériaux récupérés ne connaissent que leurs propres lois, plus la loi du nombre avec la misère pour lot commun. Les conditions de survie et d'hygiène y sont rudimentaires, sans électricité ni eau courante, ni évidemment d'égouts. Les ordures qui s'y accumulent permettent néanmoins de nourrir des chèvres avant qu'on ne les brûle pour s'en débarrasser.
Kaboul n'en connaît pas moins un « boom » immobilier d'un ordre très différent. Le quartier Wazir ou « Wak » (pour Wazir Akbar Khan), dans le centre de la capitale était traditionnellement celui des nantis, des affaires, des ambassades et des ministères. Il appartient aujourd'hui par définition à la zone hautement sécurisée. Mais derrière ses murailles modernes de béton armé, on voit se dresser d'étranges palais, certains achevés, d'autres en construction, dont le délire baroque et ostentatoire ne doit rien à la tradition afghane. On les appelle des « palais pakistanais », hommage si on peut le dire ainsi aux architectes et aux commanditaires qui ont vécu les pires années dans le pays voisin et en ont rapporté un goût particulier de la construction luxueuse.
De la rue, on ne peut que contempler les apparences de ce que les kaboulis du cru désignent avec un rien d'ironie comme des « birthday's cakes », des gâteaux d'anniversaires particulièrement lourds en ornements pâtissiers. Les constructions plus anciennes du quartier, plus sobres et plus élégantes datent des années 1970. Les propriétaires en sont, nous explique-t-on, des « seigneurs de la guerre », au sens large -d'ex-« commandants » plus leurs adjoints- qui ont profité du pouvoir pour lotir généreusement, à leur profit il va sans dire, une partie du quartier.
Sur un terrain qui ne leur avait que peu coûté, ils ont bâti ces villas luxueuses qui aujourd'hui rapportent énormément. Les locataires sont pour la plupart des étrangers en mission, dont nombre d'Américains mais pas seulement, auprès des principales officines internationales en charge d'aider l'Afghanistan à renaître de ses cendre. Les atouts du quartier, à la fois central et fort bien protégé, sont incontestables et les loyers sont à la mesure : 5000 dollars en moyenne. Aucun Kabouli, même avec un bon salaire honnêtement gagné, ne peut se le permettre.
Farhad, de la résistance au ministère des finances
Farhad est précisément dans ce cas. Farhad - ce n'est pas son véritable nom- est un haut fonctionnaire qui occupa des fonctions importantes au sein du ministère des finances. Ancien militant dans un mouvement de résistance au temps de l'occupation soviétique, Farhad prit le chemin de l'exil durant le régime taliban et revint à Kaboul après la « libération ». Proche du président Karzaï, sans en être un partisan, mais également de plusieurs notables du régime, Farhad a choisi de se mettre à l'écart de la politique active, faute de pouvoir autant qu'il l'espérait, faire respecter un minimum décent de rigueur et de transparence dans la gestion des affaires.
Dans son ministère il avait notamment en charge la gestion du parc immobilier de Kaboul et des investissements publics pour la reconstruction. Il connaît donc bien le sujet. Accessoirement, il avait rêvé de venir habiter le quartier et il a dû y renoncer au vu des loyers demandés. Quant à espérer y acheter un terrain pour construire dessus, la spéculation est telle désormais qu'il est même inutile d'y penser. Mais il a insisté pour nous le faire visiter, manière de compléter la découverte de Kaboul et de ses paradoxes.
Bizarrement, les rues qui divisent le quartier « Wak » sont à peu près dans le même état que les ruelles des zones les plus pauvres de la ville, autrement dit, de mauvais chemins de terre et de pierres. Il est vrai que les habitants d'ici ne déplacent qu'en puissant 4x4 qui peuvent supporter l'état des routes, mais le fait est non moins surprenant.
Pas tant que cela si on écoute Farhad. Tout ce qui se construit, explique-t-il encore, relève de l'initiative privée. Chacun pense à son bien et à son profit. Autrement dit ceux qui se construisent des « palais pakistanais » estiment que tout ce qui passe de l'autre côté de leurs murs ne les regarde pas. Le quartier « Wak » partage avec les cités sauvages des collines, de s'être développé en dehors des lois, sur les terres de la municipalité. C'est évidemment leur seul trait commun. Ici, ce sont ceux-là même en charge de faire respecter la loi qui l'ont ignorée ou tournée à leur profit.
« La municipalité, tranche Farhad, est l'institution la plus corrompue de tout le gouvernement. » Le gouvernement nomme le maire de la ville, Kaboul a connu cinq maires successifs en sept ans, cela résume, selon Farhad, la qualité du suivi des affaires municipales.
« Faute d'un maire élu qui aurait au moins une légitimité populaire, un maire nommé devrait être un bon technicien, nous n'avons ni l'un, ni l'autre. Les seigneurs de la guerre se sont distribué les terrains, la municipalité a fermé les yeux sur les constructions illégales et la spéculation immobilière, les prix ont explosé et voici le résultat. »
Le « résultat » quand on parcourt Kaboul, c'est aussi le sentiment d'un délabrement urbain général, d'un chantier, certes, mais qui aurait été ouvert puis suspendu, et dont on constate partout les prémices, voire les promesses mais beaucoup plus rarement l'avancement. L'état des routes en est l'aspect le plus immédiatement sensible mais ce qui les borde ne vaut guère mieux, entre les ordures accumulées et les rigoles qui tiennent lieu d'égouts sur des trottoirs qui ressemblent plutôt à des bandes de terrains vagues. Le réseau électrique et l'alimentation en eau courante sont d'autres éléments cruciaux du mauvais état des lieux.
Des équipements suremployés
Il y a une explication objective, précise le haut fonctionnaire :
« Les équipements de Kaboul étaient à la mesure de 300 000 habitants. Ils devraient en servir aujourd'hui plus de 4 millions ».
Un autre de nos interlocuteurs nous avait donné des chiffres supérieurs, la proportion restant la même. Ce n'est pas la seule explication. Outre la corruption, l'incompétence des responsables est pour Farhad, la véritable circonstance aggravante. Il en veut pour preuve la gestion de l'aide internationale. Pour réparer les infrastructures endommagées par la guerre et faire face aux nouveaux besoins, nous dit-il
« nous avions reçu 80 millions de dollars de la Banque mondiale plus 40 millions de l'Office allemand pour le développement. Aucun programme n'a été établi. Cet argent n'a jamais été dépensé. Ces 120 millions de dollars sont aujourd'hui gelés. »
La reconstruction a néanmoins donné lieu à quelques réalisations spectaculaires. On peut voir notamment au nord de Kaboul, ces immeubles impressionnants, avec des façades d'acier et de verres qui renvoient des reflets chatoyants alentour.
Les façades vitrées s'ornent de silhouettes féminines géantes dont les tenues sont par ailleurs assez peu conformes au code qui sévit dans la vraie vie de la capitale afghane. Ce sont les « wedding centers », des « salons de mariage ». Le mariage est une institution non seulement respectable, mais particulièrement prisée, semble-t-il, à Kaboul. Au point de justifier ces bâtisses énormes dont la facture futuriste tranche sur le paysage ambiant ? Selon Farhad :
« Le salon de mariage est l'investissement immobilier le plus rentable qui soit. Pour marier leurs enfants, les plus pauvres dépensent des fortunes qu'ils n'ont pas et les riches ne comptent pas. Il est courant d'inviter 700 personnes et plus s'il se peut. En un an, le propriétaire d'un tel salon est rentré dans son argent. »
Edifiés près de grands carrefours, les salons de mariage semblent avoir poussé au milieu de terrains vagues qui le sont toujours. Même constat, ajoute Farhad. Les investisseurs ont obtenu leurs permis sans obligation d'aménager les accès. Leur seul souci est de garder l'espace nécessaire pour parquer les voitures. « Aujourd'hui seul l'intérêt privé prime ». De mauvaises langues disent aussi que les « wedding centers » sont également un moyen de blanchir rapidement l'argent du pavot. Mais ont dit tellement de choses…
Déficit de « gouvernance »
Farhad est triste pour l'état du pays et de sa « gouvernance », mais il ne se plaint pas pour lui-même. Il n'habitera pas le quartier de ses rêves, désormais réservé aux seuls étrangers, mais il vit avec sa famille, dans un quartier « sûr », au sud de la ville, au cinquième et dernier étage d'une barre, qui, sous nos climats, ressemblerait à une construction HLM des années cinquante. Ces immeubles datent de la période communiste de l'Afghanistan et ils hébergeaient à l'époque les hiérarques du régime, dont le président Nagibullah lui-même, le dernier dirigeant marxiste du pays. Des splendeurs, relatives, de l'époque, subsistent de jolis jardins au rez-de-chaussée.
« Nous les avons combattus, maintenant nous habitons leurs logements », sourit Farhad. On accède au sien par un rude escalier de ciment brut. La récompense est au sommet, avec une vue imprenable depuis son balcon sur une grande partie de la ville, jusqu'à la colline de la télévision et au delà, les sommets enneigés de l'Hindu Kush. Le logement est modeste, mais confortable.
Depuis trois mois, Farhad bénéficie de l'électricité 24 heures par jour. L'eau courante, c'est seulement trois heures par jour, le problème est qu'on ne sait pas à quelle heure. Il faut à la fois garder les robinets ouverts pour faire les provisions et veiller à ne pas inonder l'appartement, si l'eau arrive au milieu de la nuit. Mais tout dans tout, cela ressemble quand même à du luxe.