Quand les Etats-Unis et la France s’alliaient à la dictature,
"Notre ami Saddam".
Tandis que les violences se poursuivent en Irak, le gouvernement provisoire affirme vouloir juger l’ancien dictateur Saddam Hussein pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Pourtant, le tribunal et les juges, mis en place sous le contrôle étroit des Etats-Unis, ne disposeront que de compétences limitées et ils se garderont d’inculper nombre de complices étrangers. Ils ne pourront pas mettre en cause les capitales, en particulier Washington et Paris, qui, au cours de plus de deux décennies, ont permis au régime baasiste de survivre et d’écraser ses opposants.
Par Michel Despratx et Barry Lando
Dans un café de l’ancien centre de Bagdad, les clients interrogés sur le procès à venir de l’ancien président Saddam Hussein prennent d’abord un air grave pour rappeler les crimes du dictateur ou la nécessité d’un tel jugement. Puis, au bout de quelques phrases, tout le monde sourit et regarde ailleurs, comme si le procès ne devait rien apporter de sérieux. Tous sont persuadés que les Etats-Unis contrôlent entièrement le tribunal devant lequel va comparaître l’ancien dictateur et qu’aucun étranger n’y sera mis en cause. « Si ce procès a vraiment lieu un jour, et j’en doute, précise un professeur, il ne posera jamais la question des relations de Saddam avec les pays étrangers. » Un ingénieur ajoute : « Cela risquerait de révéler trop d’affaires qui ne sont pas dans l’intérêt de l’Occident. »
Consulté très en amont par le département d’Etat, qui joua un rôle-clé dans la création de ce tribunal, l’expert judiciaire américain Cherif Bassiouni explique : « Tout a été fait pour installer un tribunal dont les juges ne seront pas indépendants, mais, au contraire, strictement contrôlés ; en parlant de contrôle, je veux dire que les organisateurs de ce tribunal doivent s’assurer que les Etats-Unis et les autres puissances occidentales ne seront pas mis en cause. Les statuts mêmes du tribunal feront en sorte que les Etats-Unis et les autres pays soient complètement écartés des accusations. Ce qui fera de ce procès un procès incomplet et injuste. Une vengeance du vainqueur. »
Les organisateurs américains et irakiens du procès ont en effet décidé que le tribunal spécial qui va juger les crimes de M. Saddam Hussein ne pourra accuser de complicité aucun étranger. Or l’histoire de ces quarante dernières années déborde d’exemples où des non-Irakiens, parmi lesquels cinq présidents américains, au moins trois présidents français, plusieurs premiers ministres britanniques et quantité d’entrepreneurs occidentaux ont été les complices, parfois les coauteurs, de crimes commis par le régime baasiste.
C’est sous la présidence de John F. Kennedy que Washington a commencé à soutenir des tueries en Irak. En 1963, inquiets de voir le président Abdel Karim Qassem se rapprocher de Moscou et menacer de nationaliser le pétrole, les Etats-Unis décidèrent d’agir. Le 8 février 1963, ils appuient le coup d’Etat d’un parti politique très anticommuniste, le Baas. Conseiller politique de l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad juste après ce coup d’Etat, M. James Akins confirme : « Nous fournissions aux baasistes de l’argent, beaucoup d’argent, ainsi que de l’équipement. Cela ne se disait pas ouvertement, mais beaucoup parmi nous le savaient. »
Après avoir fusillé le président Qassem, les baasistes ont torturé et tué des milliers de communistes et de sympathisants de la gauche : médecins, magistrats, ouvriers. « Nous n’avions reçu qu’un seul ordre : exterminer les communistes ! », déclare un des auteurs de ce massacre, aujourd’hui directeur d’une école primaire à Bagdad, M. Abdallah Hatef. « Le jeune Saddam Hussein était très motivé. Il s’occupait de torturer les ouvriers, ce qui consistait à gonfler les hommes avec de l’eau, à leur briser les os, ou bien à les “électrifier”. » Washington l’a toujours nié, mais plusieurs organisateurs du coup d’Etat ont révélé que la CIA a joué un rôle actif dans la tuerie, notamment en fournissant des listes de communistes. En 2003, un ancien responsable de la diplomatie américaine interrogé par une agence de presse a, avant de répondre, requis l’anonymat : « Nous étions franchement heureux d’être débarrassés des communistes ! Vous pensez qu’ils méritaient une justice plus équitable ? Vous plaisantez. L’affaire était bien trop sérieuse (1) ! »
Jusque-là inédit, le compte rendu d’une réunion tenue à Bagdad le 9 juin 1963 (2) entre les Américains et les baasistes confirme la volonté « commune d’endiguer le communisme dans la région ». L’ennemi visé comprenait aussi les Kurdes résistant au pouvoir baasiste dans le nord du pays. A Bagdad, M. Subhi Abdelhamid (3), qui, à l’époque, commandait les opérations de l’armée irakienne contre les Kurdes, a confirmé qu’il avait personnellement négocié avec l’attaché américain la livraison de cinq mille bombes afin de briser la résistance. « Puis les Américains nous ont offert, sans facture à payer, mille bombes au napalm pour bombarder les villages kurdes. » D’après les Kurdes qui ont vécu ces bombardements, le napalm a brûlé des troupeaux et des villages entiers. Mais, à l’époque, ils imaginaient que ce napalm avait été fourni par les Soviétiques.
1980 - Guerre contre l’IranA son procès, M. Saddam Hussein sera accusé d’avoir entrepris, en septembre 1980, une guerre contre l’Iran, qui a coûté la vie à un million d’hommes et de femmes. Cependant, plusieurs témoins affirment que Washington l’a encouragé à déclencher ce conflit. L’Occident avait tout à gagner à le voir attaquer la très menaçante révolution islamique de l’ayatollah Khomeyni. Un document gouvernemental américain top secret, daté de 1984, révèle : « Le président Carter a fait passer à Saddam Hussein un feu vert pour déclencher la guerre contre l’Iran (4). »
Ayant donné ce feu vert, les Etats-Unis ont-ils aussi participé au plan de bataille contre l’Iran ? C’est ce qu’affirme le président iranien d’alors, M. Abolhassan Bani Sadr. Ses services secrets avaient acheté une copie de ce plan, rédigé, selon ses sources, dans un hôtel parisien par des Irakiens et des Américains. « Ce qui me permet d’affirmer qu’il était authentique, c’est que la guerre irakienne a été menée exactement d’après ce plan de bataille ! C’est parce que nous avions ce plan que nous avons pu tenir tête aux attaques irakiennes (5). »
Officiellement, Washington était neutre dans le conflit Iran-Irak. Une commission d’enquête américaine a toutefois révélé que la Maison Blanche et la CIA ont secrètement fait passer à M. Saddam Hussein toutes sortes d’armes, dont des bombes à fragmentation. Leurs informations satellites ont permis de mieux cibler les troupes iraniennes, alors que Washington connaissait l’utilisation d’armes chimiques par les troupes irakiennes. D’après M. Rick Francona, officier du renseignement militaire américain, qui, en 1988, apportait à Bagdad des listes de cibles iraniennes à bombarder, ce sont ces informations qui ont offert à l’Irak la victoire finale sur l’Iran.
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988 - Gazage à HalabjaUn des crimes dont M. Hussein devra répondre devant le tribunal spécial est le gazage, en 1988, de cinq mille civils du village kurde de Halabja. Bagdad les accusait d’avoir collaboré avec les Iraniens. A l’époque, les Etats-Unis et la France avaient tout fait pour empêcher que M. Saddam Hussein soit condamné pour ce crime. Non seulement le président Ronald Reagan a mis son veto à une loi destinée à bloquer le commerce américain avec l’Irak, mais Washington a envoyé un télex à ses différentes ambassades dans le monde leur demandant d’affirmer que les Kurdes de Halabja avaient été gazés par... les Iraniens.
La France aussi a « oublié » de condamner M. Saddam Hussein. Le lendemain du drame, le gouvernement de M. Michel Rocard publiait un communiqué dénonçant les attaques chimiques « d’où qu’elles viennent », mais sans jamais citer le président irakien. M. Roland Dumas, alors ministre des affaires étrangères, explique : « C’est vrai que l’Occident fermait un petit peu les yeux, parce que l’Irak était un pays que nous jugions nécessaire à l’équilibre des lieux. » Quant à M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de la défense à l’époque, il nous a déclaré : « Si on veut juger l’affaire de Halabja dans son ensemble, il faut revenir à l’importance décisive de cette région dans l’approvisionnement pétrolier du monde : qui tient cette région tient l’équilibre financier de la planète. Alors, on n’a jamais le choix entre le bien et le mal : on a le choix entre ce qui est horrible et ce qui est affreux. » Au-delà de ses besoins en pétrole, la France était aussi le premier fournisseur militaire de l’Irak.
A Paris, l’homme qui dirigeait la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en 1981, M. Pierre Marion, s’inquiétait du soutien militaire de la France de François Mitterrand à M. Saddam Hussein. Il affirme aujourd’hui que ce soutien était alimenté par les marchands d’armes, qui avaient tout avantage à entretenir la guerre Iran-Irak. « Dassault, nous dit M. Marion, est le vendeur d’armes qui a le plus profité de cette guerre, et qui a le plus poussé. Il avait des moyens de pression extrêmement énergiques et puissants sur tous les dirigeants français. » En 1992, une petite association européenne, Juristes contre la raison d’Etat, assigna en justice les vendeurs d’armes français Dassault, Thomson et Aérospatiale. Les tribunaux parisiens ont alors abouti à la conclusion que, en vendant des armes à un pays qui les utilisait pour bombarder des civils, ces sociétés françaises s’exposaient au risque de devoir, un jour, rendre des comptes à la justice.
Ce n’est plus un secret : M. Saddam Hussein n’aurait jamais pu attaquer ses voisins ni commettre ses crimes sans l’aide des entreprises et des gouvernements occidentaux. Les gaz mortels venaient d’Allemagne, des usines de fabrication irakiennes étaient équipées par la France et les Etats-Unis. La liste exhaustive de ces entreprises complices n’a pas encore été révélée. En décembre 2002, la CIA s’est emparée en pleine nuit d’un rapport de 12 000 pages sur l’armement de M. Saddam Hussein remis aux Nations unies. Elle l’a rendu 48 heures plus tard avec une centaine de pages manquantes. Une fuite gouvernementale a permis à M. Gary Milhollin, expert américain en marchés d’armement, de récupérer les pages enlevées. Nous avons pu les consulter : elles révèlent que le Laboratoire Pasteur a vendu à l’Irak des germes biologiques, que l’entreprise alsacienne Protec a équipé une usine de gaz de combat à Samarra, ou encore que la firme américaine Bechtel, qui finance les campagnes électorales de la famille Bush, a fourni à l’Irak une usine chimique. D’autres documents qui pourraient impliquer des sociétés occidentales dorment encore au siège new-yorkais des Nations unies, où sont rangés les dossiers des inspecteurs de l’ONU en Irak. « J’ai discuté avec des fonctionnaires de l’ONU à New York, et ils m’ont assuré que ces informations doivent demeurer confidentielles », regrette M. Milhollin.
1990 - Invasion du KoweïtM. Saddam Hussein sera accusé d’avoir brutalement envahi le Koweït en août 1990. Du jour au lendemain, l’ancien allié est devenu le pire des tyrans : « Nous avons affaire à un nouvel Hitler », assure alors le président George Bush père. Mais plusieurs acteurs irakiens et américains accusent le président Bush de ne pas avoir agi à temps pour empêcher ce drame.
Après sa guerre contre l’Iran, l’Irak en ruine avait sollicité l’aide de ses voisins pour reconstruire son économie. M. Saddam Hussein demanda au Koweït un report de sa dette, mais le petit émirat, soutenu par les Etats-Unis, se refusa curieusement à toute négociation. Le Koweït, par ailleurs, avait soudain augmenté sa production de pétrole et fait chuter les cours, sabotant la reprise de l’économie irakienne. M. Saddam Hussein se crut victime d’un complot destiné à ruiner son pays. D’après l’ancien ambassadeur français Eric Rouleau, spécialiste du Proche-Orient, « pour Saddam Hussein, c’était devenu une question de vie ou de mort. Comme ses menaces n’avaient mené à rien, il a envoyé ses troupes à la frontière koweïtienne ».
Lorsque les satellites espions américains repèrent le mouvement des blindés irakiens, des conseillers suggèrent à la Maison Blanche d’envoyer un avertissement fort et clair au président irakien (6). M. George Bush considérait avant tout M. Saddam Hussein comme un important partenaire commercial. Il choisit de suivre d’autres conseillers, lesquels croyaient à un bluff. Il n’y eut jamais d’avertissement américain. Bien au contraire.
Huit jours avant l’invasion du Koweït, M. Hussein convoqua à Bagdad l’ambassadrice américaine, Mme April Glaspie, pour lui dire que l’attitude koweïtienne équivalait à une déclaration de guerre (7). Mme Glaspie lui répondit que les Etats-Unis ne prendraient « aucune position sur un conflit de frontières entre l’Irak et le Koweït ». Deux jours plus tard, les déclarations de Mme Glaspie furent répétées publiquement à Washington par son supérieur, le secrétaire d’Etat adjoint, John Kelly. A la question de savoir ce que ferait son pays si l’Irak attaquait le Koweït, l’Américain répondit ceci : « Nous n’avons de traité de défense avec aucun pays du Golfe. » Quelques semaines plus tard, un élu du Congrès, M. Tom Lantos, prononça un discours extrêmement critique sur la politique américaine : « Une attitude obséquieuse envers Saddam Hussein, exprimée au plus haut niveau du gouvernement américain, l’a encouragé à entrer au Koweït. En aucun cas nous ne pouvons fuir cette responsabilité. »
Après l’invasion, il devint évident que les Etats-Unis allaient utiliser la force. Haut dirigeant du parti Baas, M. Abdel Majid Rafai nous a rapporté que M. Saddam Hussein avait informé son parti, dès le cinquième jour de l’invasion, que des préparatifs étaient en cours pour un retrait du Koweït. Cependant, toutes les tentatives pour négocier allaient aboutir à une impasse, tant à cause des tactiques erronées de M. Saddam Hussein qu’en raison de l’attitude inébranlable des responsables américains. Comme le fait remarquer l’ancien ambassadeur américain en Arabie saoudite, M. Jim Akins : « Une fois que George Bush eut commencé à mobiliser ses troupes, il était exclu que lui et ses conseillers laissent échapper le dictateur irakien. Leur ambition était alors de remporter une guerre rapide et triomphale (
. »
Les raisons réelles de cette guerre sont rappelées par M. James Baker, qui était alors secrétaire d’Etat américain : « La politique qui consiste à assurer un accès sûr aux réserves énergétiques du golfe Persique a été adoptée parce que, sans cet accès, à l’époque du moins, l’économie américaine aurait été affectée négativement. Cela signifierait que les gens perdraient leur emploi, et, quand les gens perdent leur emploi, ils deviennent mécontents et vous perdez vos soutiens politiques. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons fait la guerre du Golfe. Si on laissait Saddam dominer les ressources énergétiques du golfe Persique, cela affecterait négativement l’économie des Etats-Unis. Cela est d’ailleurs aussi vrai pour la guerre d’aujourd’hui (9). »
1991 - Massacre des chiitesEn 1991, à la suite de l’opération « Tempête du désert », M. Saddam Hussein écrasa une insurrection des chiites au prix de dizaines de milliers, voire de centaines de milliers, de victimes. C’est, en termes de vies humaines, le crime le plus massif dont on l’accuse. C’est aussi le crime que M. George W. Bush cite le plus souvent pour rappeler la cruauté du dictateur. En réalité, dans l’opération « Tempête du désert », les Etats-Unis et leurs alliés furent complices de ce carnage, qui se produisit littéralement sous leurs yeux.
C’est M. George Bush père qui appela les Irakiens à ce soulèvement, dès le 15 février 1991 : « L’armée irakienne et le peuple irakien doivent prendre leur destin en main et forcer Saddam Hussein, ce dictateur, à se retirer. » Afin d’éviter toute équivoque, il fit répéter son message, transmis à travers tout l’Irak via la radio La Voix de l’Amérique, par plusieurs stations clandestines de la CIA, et relayé par des tracts que largua l’aviation américaine. Pensant que le régime était au bord de l’effondrement après sa défaite au Koweït, la population chiite s’insurgea. La révolte prit comme un feu de paille et entraîna aussi des soldats de l’armée de Saddam. Pendant ce temps-là, dans le Nord, les Kurdes se soulevaient à leur tour.
Une tragédie était en marche. Tout d’abord, le président George Bush donna l’ordre prématuré de mettre fin aux hostilités au Koweït, permettant à la plupart des unités d’élite irakiennes d’échapper à la destruction. Ensuite, lorsque le général Norman Schwartzkopf dicta les termes de l’accord de paix aux généraux vaincus, il leur permit de continuer à utiliser leurs hélicoptères de combat. Les généraux irakiens prétendaient alors qu’ils n’en avaient besoin que pour le transport des vivres et des officiers. En fait, ils les utilisèrent pour écraser le soulèvement.
Les Etats-Unis et leurs alliés, y compris les Français, croisèrent les bras. Ils refusèrent même de rencontrer les chefs de la révolte, qui les suppliaient de les aider. Le président George Bush et ses conseillers ne voulaient pas que le soulèvement réussisse. Ils espéraient que la défaite militaire de M. Saddam Hussein convaincrait ses généraux vaincus de l’évincer et d’installer à sa place un autre homme fort, plus « raisonnable » et plus perméable à l’influence occidentale. Ils n’avaient jamais imaginé que leur appel au soulèvement serait suivi de façon aussi explosive. La dernière chose qu’ils souhaitaient était un soulèvement populaire non contrôlé divisant le pays selon des lignes ethniques et religieuses, répandant l’instabilité à travers la région et accroissant l’influence de l’Iran.
Alors que la révolte faisait encore rage, le chef de la diplomatie américaine, M. James Baker, expliqua : « Il n’est pas dans nos projets aujourd’hui de soutenir ou de donner des armes à ces groupuscules qui se sont soulevés contre le gouvernement en place. Nous ne voulons pas voir se développer un vide politique en Irak. Nous voulons voir préserver son intégrité territoriale. Et c’est ce que veulent aussi les partenaires de la coalition. » M. Roland Dumas le concède aujourd’hui : « Saddam tenait les Irakiens avec des méthodes d’une grande brutalité, que nous ne tolérions pas, mais c’était, comment dirais-je..., de la realpolitik. » Et le chef d’état-major français de l’époque, Maurice Schmitt, de confier également : « A ce moment-là, nous préférions le tyran à un pouvoir des religieux. » Les Alliés laissèrent donc les hélicoptères et les blindés de M. Saddam Hussein décimer les rebelles.
Nous avons retrouvé à Bagdad des survivants de ce massacre. Ils racontent que des troupes américaines stationnées au sud de l’Irak ont refusé de leur laisser des armes et des vivres. Leur accusation est confirmée par un vétéran des forces spéciales américaines, M. Rocky Gonzalez, présent dans le Sud en mars 1991 : « Des insurgés arrivaient dans notre périmètre avec des brûlures chimiques sur le visage et aux endroits où la peau avait été exposée. (...) Nous avions ordre de refuser toutes leurs demandes d’aide, qu’elles soient militaires ou autres. Ainsi, nous ne pouvions rien faire. Je leur disais : “Le président Bush dit que la guerre est finie.” »
Les Américains ne furent pas seulement spectateurs. Ils aidèrent parfois les troupes irakiennes à écraser le soulèvement. Des survivants de l’insurrection racontent que des troupes américaines les ont empêchés de monter sur Bagdad pour renverser M. Hussein. L’un d’eux, et il n’est pas le seul, affirme : « Un des soldats américains a menacé de nous tuer si on ne rebroussait pas chemin. » Tous ces témoignages sont confirmés par le général Najib Al-Salhi, chargé de réprimer l’insurrection dans la région de Bassorah : « Sur leurs barrages, les Américains désarmaient les insurgés qui voulaient nous attaquer. Je les ai même vus, à Safwan, empêcher les insurgés d’atteindre nos lignes. » Les Américains détruisirent également d’importants stocks d’armes de l’armée irakienne en déroute. « Si nous avions pu nous emparer de ces armes, le cours de l’histoire aurait changé en faveur de notre soulèvement, confie un des insurgés, car Saddam, à ce moment, n’avait plus rien. »
1990-2003 - Embargo meurtrierLe massacre le plus meurtrier jamais commis en Irak fut l’œuvre du Conseil de sécurité des Nations unies : les sanctions imposées à l’Irak après l’invasion du Koweït. En interdisant tout commerce avec ce pays, elles auraient provoqué en douze ans la mort de 500 000 à 1 million d’enfants, selon les Nations unies.
Coordinateur humanitaire des Nations unies en Irak, l’Irlandais Denis Halliday a démissionné en 1998 plutôt que de continuer à appliquer le programme des sanctions, qu’il qualifie de « génocide (10) ». Il affirme que le comité des sanctions des Nations unies a ruiné le système irakien de santé en l’empêchant d’importer des équipements d’hygiène, d’assainissement et des médicaments vitaux, toujours avec la même justification : ces produits pouvaient, d’une manière ou d’une autre, servir à fabriquer des armes de destruction massive.
Après 1991, les sanctions auraient pu être levées, mais les Nations unies décidèrent de les maintenir, tout en leur assignant un nouvel objectif : faire pression sur le dictateur afin qu’il abandonne ses armes de destruction massive. Les mesures prises frappèrent les habitants, à commencer par les enfants. En 1995, une journaliste américaine a demandé à l’ambassadrice américaine aux Nations unies, Mme Madeleine Albright, si le maintien des sanctions valait la mort de 500 000 enfants irakiens. La réponse fut édifiante : « C’est un choix très difficile, mais nous pensons que ce prix à payer, oui, en valait la peine. »
Les années passant, il est devenu évident que la vraie cible des sanctions n’était pas l’armement irakien, mais le dictateur lui-même (11). Le raisonnement était le suivant, explique M. Denis Halliday : « Si vous blessez le peuple irakien et si vous tuez ses enfants, il se soulèvera avec colère pour renverser le tyran. » Une théorie que les Etats-Unis ont tenté de faire fonctionner pendant douze ans. En 1991, leurs avions de guerre avaient systématiquement bombardé le réseau d’eau, ses égouts, ses stations de filtrage, ainsi que les centrales électriques. Au cours de toute la décennie suivante, les Irakiens ont dû vivre sans eau potable. « Des épidémies de typhoïde, toutes sortes de maladies véhiculées par de l’eau non potable sont apparues de manière foudroyante, et ce fut dévastateur », rapporte M. Halliday. En agissant ainsi, les Américains savaient-ils qu’ils allaient provoquer des milliers de morts ? Un document secret du Pentagone, daté de 1991, le confirme clairement. Cette étude secrète, froidement intitulée « Les vulnérabilités du traitement de l’eau en Irak », calcule que la démolition du réseau d’eau va provoquer morts massives et épidémies.
Pendant toutes les années où celles-ci se sont propagées, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis dominaient le comité des sanctions. Pendant douze ans, les deux alliés ont utilisé l’embargo pour bloquer l’importation de pièces permettant de réparer le réseau d’eau. « Et le peuple irakien, en fin de compte, au lieu de rejeter la responsabilité des sanctions sur Saddam Hussein, l’a fait sur l’Amérique et les Nations unies, rendus responsables de la douleur et des souffrances que ces mesures avaient apportées dans leurs vies », conclut M. Halliday.
Les années passant, les dirigeants américains se sont rendu compte que leur théorie, de même que les sanctions, inefficaces, tuaient des milliers d’Irakiens. Malgré cela, ils ont continué à les appliquer. Pourquoi ? « Il n’y avait pas d’autre solution qui aurait pu mieux faire », avoue simplement le représentant américain qui défendait les sanctions à l’ONU, M. Thomas Pickering.
Les sanctions ont finalement pris fin avec la chute de M. Saddam Hussein, en avril 2003. Un an et demi plus tard, ni le réseau d’eau, ni le système des égouts, ni l’infrastructure hospitalière n’ont été réparés. De très jeunes Irakiens malades et mourants du fait de l’absence d’eau potable continuent à remplir les hôpitaux à travers tout le pays.
Michel Despratx et Barry Lando. Novembre 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/DESPRATX/11647