A la suite du 11-Septembre, la justification de l’intervention états-unienne en Colombie a rapidement évolué du combat contre la drogue à la guerre contre la terreur. Même si les trois groupes armés irréguliers colombiens [1] étaient sur la liste des organisations terroristes du département d’Etat états-unien, il est vite apparu que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) seraient la cible principale du gouvernement Bush. Le fait que Washington focalise sa guerre contre la terreur sur les FARC est un fait curieux étant donné que les forces progouvernementales ont commis de manière significative bien plus d’actes de terrorisme contre la population civile que les guérillas de gauche.
Bien que le nombre d’homicides ait notoirement chuté ces dernières années, la baisse des assassinats criminels y est pour beaucoup dans cette diminution. Il n’y a eu que peu de changement dans le nombre de civils tués à cause du conflit armé dans le pays. Selon l’organisation colombienne Centro de Recursos para el Análisis de Conflictos (CERAC - Centre de ressources pour l’analyse de conflits), l’armée colombienne et ses alliés paramilitaires d’extrême droite sont responsables ensemble de 58% des morts de civils dans le cadre du conflit ces seize dernières années. Et pourtant Washington focalise sa guerre anti-terreur sur les FARC depuis le 11-Septembre.
Moins de trois semaines après les attaques terroristes contre New York et Washington, le sénateur démocrate de Floride Bob Graham a lancé une campagne pour présenter les FARC comme une menace terroriste internationale majeure : « Les FARC font la même chose que des terroristes qui agissent à l’échelle mondiale, c’est-à-dire elles s’organisent en petites cellules qui n’ont pas de contact entre elles et dépendent d’un commandement central pour organiser des attaques, en termes de financement et de logistique. C’est le même genre d’opérations que Ben Laden. »
En octobre 2001 le chef du contre-terrorisme au département d’Etat, Francis X. Taylor, dans le même esprit que le sénateur Graham, a déclaré que la stratégie de Washington pour combattre le terrorisme dans l’hémisphère occidental aurait recours « lorsque c’est approprié, comme nous le faisons en Afghanistan, [à] l’utilisation de la puissance militaire ». Taylor n’a laissé que peu de doutes quant à ce qu’il considère comme une cible « appropriée » en déclarant que les FARC « sont l’organisation terroriste internationale la plus dangereuse existant dans l’hémisphère occidental ».
Le patron de Taylor, le secrétaire d’Etat Colin Powell, avait pour sa part déclaré à la commission sénatoriale des relations extérieures que les FARC appartenaient à la même catégorie qu’Al Qaïda : « Il n’est pas difficile d’identifier [Osama ben Laden] comme un terroriste et de rallier tout le monde contre lui. Maintenant il y a d’autres organisations qui ont probablement les mêmes caractéristiques. Les FARC en Colombie nous viennent à l’esprit. »
Dans la dernière semaine du mois d’octobre 2005, le sénateur Graham a réitéré ses accusations en déclarant que la Colombie devrait être le principal champ de bataille dans la guerre globale contre la terreur. Selon le sénateur de Floride il y a eu environ 500 incidents de nature terroriste commis dans le monde contre des citoyens ou des intérêts états-uniens durant l’année 2000, et « sur ces 500 incidents, 44% se sont produits dans un seul pays. Etait-ce l’Egypte ? Non. Israël ? Non. L’Afghanistan ? On ne peut pas vraiment dire ça. Les 44%, c’était en Colombie. C’est là que la guerre terroriste fait rage ».
Ce que Graham oublie de mentionner c’est que la grande majorité des attaques « terroristes » contre les Etats-Unis commises par les guérillas colombiennes a consisté en des explosions de pipelines utilisés par les entreprises états-uniennes. En d’autres termes, les attaques visaient les intérêts des transnationales états-uniennes et non des civils états-uniens. En fait, le sénateur de Floride a négligé de signaler que ces attaques n’ont pas tué un seul citoyen états-unien en l’an 2000, l’année à laquelle Graham faisait référence.
La campagne de diffamation contre les FARC s’est avérée payante lorsque le Congrès des Etats-Unis a approuvé un projet de loi anti-terroriste avec un budget de 28 milliards de dollars en juillet 2002 dont 35 millions d’aide supplémentaire pour la Colombie. Cette loi a aussi levé au passage les conditions qui limitaient l’aide pour la guerre contre la drogue aux opérations anti-narcotiques, en en permettant l’utilisation dans les opérations contre-insurrectionnelles. L’année suivante, le gouvernement Bush a donné à la Colombie 93 millions de dollars supplémentaires en aide anti-terroriste et a déployé les Forces spéciales de l’armée états-unienne dans le pays sud-américain.
Le gouvernement Bush a clairement désigné les FARC comme la principale menace terroriste internationale en Colombie. Cependant, deux problèmes sont apparus immédiatement au regard de la position états-unienne. Premièrement les opérations militaires des FARC sont confinées à la Colombie ; et il est donc difficile de les considérer comme une organisation terroriste internationale étant donné qu’elles représentent une menace pour les intérêts politiques et économiques des Etats-Unis en Colombie et non pour les Etats-Unis eux-mêmes. Le deuxième problème réside dans le fait que le gouvernement Bush a virtuellement ignoré la violence perpétrée par l’Etat colombien et ses alliés paramilitaires, lesquels sont aussi nettement plus impliqués dans le narcotrafic que les FARC.
Globalement, les acteurs armés en Colombie peuvent être classés en deux groupes : un groupe qui essaie de défendre le gouvernement et le statu quo politique et économique, et l’autre groupe qui cherche à renverser le gouvernement. Dans le premier groupe il y a les militaires et les paramilitaires d’extrême droite, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), qui sont responsables respectivement de terrorisme d’Etat et de terrorisme soutenu par l’Etat.
Dans le deuxième groupe, il y a les FARC et une autre force rebelle de gauche plus petite, l’Armée de libération nationale (ELN), dont la prise pour cible de populations civiles peut les assimiler à des groupes terroristes. Sur la base de cette simplification des groupes armés aux prises dans le conflit colombien, les actes de terrorisme commis contre la population civile peuvent être divisés en deux catégories : progouvernementaux et anti-gouvernementaux.
D’après la définition largement utilisée selon laquelle le terrorisme consiste en l’emploi ou la menace de l’emploi de la violence contre des civils afin d’obtenir des avantages politiques, le degré de terrorisme perpétré contre la population civile par chacun des acteurs armés peut être déterminé. Cette analyse se concentrera dans un premier temps sur les assassinats, les kidnappings, les détentions arbitraires et les « disparitions » forcées depuis 2002, l’année où le gouvernement Bush a commencé à apporter une aide anti-terroriste à la Colombie et où le président Alvaro Uribe est entré en fonction. Cette analyse ne prendra pas en compte les attaques contre les infrastructures et autres cibles économiques qui ne font pas de victimes civiles. Par définition ces attaques relèvent du délit d’incendie volontaire et non du terrorisme.
Selon le CERAC, ces dernières années, à peu près la moitié des attaques de la guérilla ont semblé viser à désorganiser l’économie colombienne, ce qui « laisse entendre que les guérillas ne sont pas, comme on veut souvent le faire croire, uniquement intéressées à s’enrichir grâce à la drogue. Elles semblent vraiment rechercher le pouvoir politique, le pouvoir local à court terme et le pouvoir national à long terme ». De même l’envoyé spécial de l’ONU en Colombie James Lemoyne avait fait une mise en garde en mai 2003 selon laquelle il serait « erroné de penser que les membres des FARC ne sont que des trafiquants de drogue et des terroristes », dans un pays où l’inéquitable distribution de la richesse laisse vivre 64% de la population dans la pauvreté.
Alors que les guérillas ont perpétré des attaques contre des non-combattants, les paramilitaires d’extrême droite en Colombie ont historiquement tué plus de civils que les guérillas. De plus, selon le CERAC, la différence entre le nombre de civils tués par les paramilitaires et le nombre de civils tués par les guérillas a augmenté depuis 1998. La Commission colombienne de juristes (CCJ) a aussi souligné le fait qu’il y a plus de civils tués par les paramilitaires que par les guérillas. Par exemple, 6 978 personnes ont été tuées dans le cadre du conflit durant la première année du gouvernement Uribe Vélez, ce qui fait 19 personnes par jour. La CCJ a établi que les paramilitaires étaient responsables d’au moins 62% de ces morts, plus du double de celles dont la responsabilité est attribuée aux guérillas.
Par ailleurs un rapport des Nations unies, de février 2006, a souligné que le nombre de civils tués par les forces gouvernementales a augmenté durant l’année 2005. Beaucoup de ces morts ont été des exécutions extrajudiciaires commises par des soldats ou par des policiers qui ont souvent habillé les cadavres comme des guérilleros pour les présenter comme des morts au combat. Le rapport des Nations unies signale que « l’on connaît des cas où les commandants eux-mêmes ont soutenu ce procédé qui consiste à habiller les victimes avec des vêtements de guérilleros pour cacher les faits et simuler un combat ».
Les attaques paramilitaires ont aussi fortement augmenté en 2005 et le chiffre a atteint le double de celui des deux années précédentes, malgré le supposé cessez-le-feu et la supposée démobilisation de 15 000 paramilitaires [2]. Le CERAC souligne que l’augmentation des attaques paramilitaires « ne peut pas être attribuée à quelques groupes qui ne négocieraient pas leur désarmement et leur démobilisation avec le gouvernement. Au contraire, cela correspond globalement aux régions où sont implantés les groupes qui négocient ».
L’analyse du CERAC indiquant que la violence paramilitaire augmente malgré le processus de « démobilisation » fait écho à celles d’Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains. En septembre 2005, Amnesty International a indiqué que beaucoup de paramilitaires « démobilisés » ont tout simplement restructuré leurs opérations et qu’ils poursuivent leurs activités violentes. Cela est particulièrement inquiétant quand on sait qu’Uribe Vélez a récemment déclaré que de 15 000 à 20 000 paramilitaires démobilisés travailleront bientôt comme des « auxiliaires civils » de la police et que leurs responsabilités incluront des patrouilles sur les routes et le maintien de l’ordre de façon générale.
Les chiffres mentionnés ci-dessus montrent clairement que les paramilitaires sont les principaux responsables des attaques mortelles contre la population civile - tendance qui se poursuivra probablement au vu de l’augmentation des assassinats commis par les paramilitaires l’an passé. Si l’on regarde le nombre croissant de civils tués par les forces gouvernementales, le terrorisme d’Etat et le terrorisme soutenu par l’Etat pris ensemble sont responsables d’environ deux tiers des assassinats de civils dans le conflit colombien.
Les forces progouvernementales sont également responsables d’une grande proportion des « disparitions » forcées. Selon l’Association des familles des personnes détenues et disparues (ASFADDES), 3 593 personnes ont « disparu » par la force durant les années 2002 et 2003. Le département d’Etat des Etats-Unis a lui-même reconnu que « les paramilitaires sont responsables de la plupart des disparitions forcées ».
Par contre, les guérillas sont responsables d’un plus grand nombre d’enlèvements que les paramilitaires. Selon l’ONG colombienne País Libre, 1 441 personnes ont été kidnappées en 2004. País Libre a déterminé que les groupes armés sont responsables de 41% des enlèvements, tandis que les 59% restants sont l’œuvre de criminels de droits communs et d’acteurs indéterminés. Les FARC ont été responsables de 22% des enlèvements, soit environ 320 cas. L’ELN de son côté l’a été pour 9% et les paramilitaires pour 10%.
L’une des tendances les plus troublantes du terrorisme d’Etat sous le gouvernement d’Uribe Vélez, c’est la forte augmentation des détentions arbitraires, lesquelles rappellent celles commises par les dictatures du Cône Sud dans les années 1970. Selon la coalition non gouvernementale colombienne CCEEU (Coordination Colombie - Europe - Etats-Unis) et l’OCA (Observatoire colombien de l’administration de la justice), les forces de sécurité de l’Etat ont procédé à 6 332 détentions arbitraires entre août 2002 et août 2004. Ces deux organisations soulignent que ces détentions et les interrogatoires postérieurs étaient menés sur la base d’informations fournies par des « informateurs » payés et que la justice n’avait pas vérifié la validité de ces informations avant les arrestations. Encore plus troublant est le fait que, étant donné que l’Etat a accusé les personnes arrêtées d’être des « subversifs », elles risquent une fois libérées d’être tuées ou « disparues » par les paramilitaires.
En 2005, le directeur du bureau du Haut commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU en Colombie, Michael Frühling, a annoncé que son bureau « a remarqué avec inquiétude que les détentions arbitraires représentent, aussi bien par leur quantité que par leur fréquence, l’une des plus préoccupantes violations des droits humains dans le pays ». Frühling a souligné de plus que l’ONU « est également préoccupée par les détentions de masse, et par les arrestations de personnes sans base juridique, qui touchent fréquemment les membres des secteurs les plus exposés tels que les avocats défenseurs des droits humains, les leaders communautaires, les syndicalistes et les gens qui vivent dans des zones où les groupes armés sont actifs ».
Les statistiques données dans cet article illustrent clairement que le terrorisme d’Etat et le terrorisme soutenu par l’Etat sont responsables de la majorité des attaques contre la population civile. Le gouvernement et les paramilitaires sont responsables de deux tiers des civils tués dans le conflit colombien. Et, comme le département d’Etat des Etats-Unis le concède, les paramilitaires sont également les principaux responsables des milliers de « disparitions » forcées qui se produisent tous les ans. Le gouvernement quant à lui est responsable de 100% des arrestations arbitraires qui se sont produites depuis l’entrée en fonction d’Uribe Vélez. Les kidnappings sont la seule catégorie où les guérillas, principalement les FARC, arrivent en tête.
Les gouvernements états-unien et colombien ont réussi à focaliser l’attention sur les activités des FARC, faisant de l’organisation guérillera la cible principale de la guerre contre la terreur en Colombie. Les médias dominants, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Colombie, tout d’abord parce qu’ils s’appuient principalement sur les sources officielles, ont contribué de façon significative à ce que les FARC soient perçues comme la plus importante menace terroriste.
En réalité, les Etats-Unis fournissent tous les ans des centaines de millions de dollars en aide militaire aux principaux responsables d’actes terroristes en Colombie. Par conséquent, au vu des chiffres mentionnés ci-dessus, il est difficile de conclure que le véritable objectif de la guerre de Washington est de combattre sérieusement le terrorisme. Une explication plus plausible est que le gouvernement Bush protège militairement les intérêts politiques et économiques des Etats-Unis en Colombie sous l’apparence de la guerre contre la terreur.
Notes:
[1] [NDLR] Les guérillas de gauche, Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple (FARC-EP) et Armée de libération nationale (ELN) et les paramilitaires d’extrême droite, Autodéfenses unies de Colombie (AUC).
[2] [NDLR] Afin de mener à bien le « dialogue » avec les forces paramilitaires, le gouvernement Uribe a suspendu les ordres de capture à l’encontre de ses leaders. De leur côté, les paramilitaires se sont engagés à ne plus violer les droits de la population civile et à ne plus commettre de crimes à son encontre tout au long du « processus de négociation ». Un cessez-le-feu a été proclamé en décembre 2002.
Consultez le dossier « Avec Uribe, l’impunité pour les paramilitaires » sur RISAL.
Source : Colombia journal (www.colombiajournal.org/), 20 février 2006.