Dialogue oiseux

- Que puis-je faire pour vivre plus longtemps ?
- Prendre une corde et te pendre.
- Pardon ?
- Prendre une corde et te pendre, ai-je dit. 
- D'accord... Moi qui te supposais quelque sagesse... Quel sot suis-je !
- Sans nul doute. 
- Assez ! Je m'en vais, mais sache que...
- Sache que ta question était stupide, et ma réponse avait d'abord pour objectif de capter ton attention rebelle et t'indiquer ensuite une chose que je t'expliquerai si tu daignes rester un moment avec le fou que je suis. 
- En quoi était-elle stupide ?
- En ceci d'abord : tu me demandes ce qu'il conviendrait de faire pour que tu vives "plus longtemps", ce "plus longtemps" indique que tu connais déjà le terme de ta vie, sinon tu n'aurais pas dit "plus longtemps"; cela dit, si tu avais dit simplement "longtemps", il y aurait eu la même sottise dans ta question parce qu'elle impliquerait également que la durée de ta vie est courte; or si tu sais déjà le terme de ta vie, tu dois également savoir que sa durée, puisqu'elle est, d'après ta question même, déjà fixée, ne peut ni s'allonger ni s'écourter. 
Elle est sotte, ensuite, parce qu'elle va à l'encontre de ce qui est. L'ensemble de Traditions affirme, de manière plus ou moins explicite, que la durée de la vie est fixée avant la naissance, avec certaines autres données. Or, à ma connaissance, tu appartiens à une certaine Tradition. Comment donc peux-tu affirmer adhérer d'une part à une Tradition et mettre en doute, d'autre part, cette évidence qu'elle affirme ?
- Mais je...
- Je n'ai pas terminé mon cher. Ta question est surtout stupide parce qu'elle s'intéresse à une chose qui n'a d'intérêt aucun. Tu observes que la durée de vie est extrêmement variable, que ce soit dans le monde humain ou celui animal. Tu vois l'un naître et mourir au bout de quelques jours, un autre après quelques années, un autre encore après avoir vécu des décennies. Qu'en déduire d'autre sinon que soit la durée de la vie n'a aucune importance, soit que Dieu est particulièrement injuste à l'égard des créatures. 
- Attends...
- Or, Dieu ne pouvant être injuste, l'on peut être certain que c'est bien la durée de la vie qui n'a nulle importance. 
- Mais pourquoi cherche-t-on alors...
- A vivre longtemps ? Ce n'est pas "on" qui se fixe cette quête, mais les sots.
- Je te trouve bien hautain...
- Tu peux, mais il faut nommer les choses par leur nom. 
- Soit... qu'est-ce qui, alors, importe selon toi ?
- Ferais-tu partie des sots ?
- Pardon ?
- Reformule ta question je te prie.
- Je ne vois pas...
- Est-ce mon opinion que tu désires ?
- Oui...enfin...je veux...
- Savoir ce qui est et non ce que je pense ?
- Certes, oui. 
- Donc reformule ta question.
- D'accord... qu'est-ce qui, alors, importe vraiment ?
- Voilà qui est mieux. Ce qui importe... bien peu de choses en vérité : faire ce qu'il faut avec sérénité, sans te soucier pour le passé ou t'inquiéter de l'avenir. 
- Je vois... n'est-ce pas ce qu'on dit toujours depuis la nuit des temps ?
- Certainement, voilà une autre raison qui fait que ta question était stupide. Il y a une chose que tu devrais garder à l'esprit : quelle que soit la question, la réponse est déjà là, depuis toujours... Il est vain de se creuser la tête en cherchant des choses qui existent déjà et sont sous nos yeux. 
- Sous nos yeux ?
- Oui, assurément. 
- Mais...
- Mais tu ne vois pas les réponses ? Parce que nos yeux ne sont pas toujours ouverts...et parce que, parfois, nous ne souhaitons pas réellement avoir la réponse que nous cherchons... Il se peut aussi que nous ne voyions pas la réponse parce que nous ne sommes pas encore prêts à la voir. 
- D'accord... Mais... comment savoir "ce qu'il faut faire" ? 
- Prendre une corde et te pendre. 
- Pardon ?
- Tu as là le but et le moyen. 
- Je ne vois pas...
- La Tradition est une corde jetée par Dieu à l'homme pour le ramener à Lui, c'est-à-dire causer sa mort, ou, autrement dit, sa purification. Prends une corde et pends-toi donc, appuie-toi sur la Tradition pour cheminer vers la mort glorieuse...
- La mort glorieuse ? Je ne vois pas... tu veux dire que...
- Que tu dois te tuer ? Tu es...et l'être est éternel, tu ne peux donc pas "mourir", je parlais de la Grande mort. 
- La Grande mort ? Qu'est-ce donc ?
- Tu le sauras le moment venu. 
- Mais...
- Tais-toi.