A
l’opposé de la main mise totale de l’émir Abdul Rahman Khan sur les
affaires intérieures de l’Afghanistan, la politique extérieure afghane
était sous tutelle anglaise, depuis la fin de la Seconde Guerre
anglo-afghane. En retour, les Britanniques s’étaient engager à aider
l’Afghanistan en cas d’atteinte à l’intégrité de son territoire et un
subside annuel de douze lakhs de roupies fut accordé à l’émir en 1883
par le Marquis de Ripon. L’intelligence d’Abdul Rahman Khan résida dans
sa capacité à maintenir un stricte équilibre entre les préoccupations
anglaises et celles de ses propres sujets. Pour tous les Afghans, le
grand ennemi était l’Angleterre, ce pays qui tenta par deux fois de
s’emparer de l’Afghanistan.
© Photothèque personnelleNégociations
anglo-afghanes concernant la délimitation de la frontière nord-est de
l’Afghanistan, avec le général Lumsden, au centre, et le gouverneur
d’Hérât, à sa droite.
Alors que pour Abdul Rahman Khan la situation était
tout autre. En effet, pendant son exil au Turkestan russe, il fut le
témoin privilégié de l’expansion des forces du Tsar au dépens des
Khanats d’Asie centrale. Bien qu’il leur était redevable de l’avoir
accueilli pendant ces quelques années, l’émir afghan n’était nullement
décidé à voir son propre pays finir sous le joug du Tsar de Russie. Il
savait que dorénavant, la pérennité de l’indépendance de son pays était
inconcevable sans le contre-balancement anglais à la poussée russe en
Asie centrale. Pour la Russie, l’Afghanistan n’était qu’une étape dans
son expansion vers l’océan Indien. Aux yeux des Anglais, au contraire,
l’Afghanistan représentait le dernier rempart pouvant se dresser sur le
chemin des ambitions russes en Asie, et notamment en Inde.
En leader intelligent et conscient des réalités du
monde moderne, il était clair à ses yeux qu’il ne pouvait se confronter
à ses puissants voisins russes et anglais et il préféra donc se faire
l’allié de l’un d’entre eux, afin de mieux neutraliser le second, tout
en interdisant strictement son territoire aux forces armées des deux
pays. Abdul Rahman Khan nourrissait bien entendu des craintes quant à
l’avancée russes en Asie, mais il se méfiait tout autant des « douces
intentions anglaises ». Les Anglais tentèrent bien à maintes reprises
de lui envoyer des conseillers politiques, de construire une ligne de
chemin de fer Kandahar-Kaboul ou encore d’établir des accords
commerciaux. Mais à chaque fois, l’émir refusa.
Les relations anglo-afghanesAfin de mieux situer les conditions prévalant alors en
Asie centrale, les mémoires de l’émir Abdul Rahman Khan, s’adressant
aux diplomates anglais, nous permettent d’exposer les enjeux de cette
région : «
Dans le passé, l’absence de connaissance
mutuelle entre nos deux pays fut la source d’une querelle continue qui
n’eut comme résultat que la ruine de l’Afghanistan. Mais mon peuple est
ignorant et fanatique, si je fais preuve de la moindre faiblesse
vis-à-vis des Anglais, mes sujets me qualifieront d’infidèle et ils
engageront une guerre sainte contre moi. Avant l’année 1885, il y avait
de nombreux obstacles entre la Russie et l’Inde : le désert de Khiva,
Bokhara, Le Pamir et Hérât. Alors que maintenant, les Russes ont
traversé le désert, occupé Merv qui est la porte d’entrée de
l’Afghanistan et ouvert des routes entre le Turkestan et Saint
Petersbourg. Depuis la prise de l’oasis de Pandjeh, territoire afghan
annexé de force par les Russes, nous ne devons pas perdre notre temps
en vaines communications. Il m’est nécessaire de vous préciser ici que
la politique russe d’agression est lente et constance, mais ferme et
définitive. L’Afghanistan et la Russie n’ont jamais été en guerre, il
n’existe pas d’inimitié entre les deux pays. Mais dorénavant, mon pays
représente le dernier obstacle sur le chemin vers l’Inde des ambitions
russe et ceci constitue l’unique raison qui pourrait les pousser à
envahir l’Afghanistan. L’Angleterre doit donc être responsable de la
sécurité et de la protection de l’Afghanistan. Nos deux nations doivent
se dresser ensemble ou sombrer ensemble ».
En 1884, le Marquis de Ripon, vice-roi des Indes de
1880 à 1884 fut remplacé par Lord Dufferin. Quelques temps plus tard,
ce dernier, afin de discuter des conditions de l’amitié anglo-afghane,
organisa une rencontre avec l’émir Abdul Rahman dans la ville de
Rawalpindi en Mars 1885. Au cours de ces discussions, une décision fut
prise en commun : la fortification de la frontière Nord-Ouest de
l’Afghanistan. Une assistance matérielle et financière fut en
conséquence accordée au souverain afghan. Les Russes, adroitement,
profitèrent de l’absence de l’émir pour d’attaquer l’oasis de Pandjeh,
sous juridiction afghane. Le plan des Russes consistait à prendre le
contrôle de toutes les zones à dominance turkmène et ouzbèque avant
qu’une commission anglo-russe ne puisse déterminer officiellement la
frontière. Les Anglais mobilisèrent aussitôt des troupes à la frontière
afghane, prêtes à traverser l’Afghanistan pour aller refouler les
forces du Tsar. L’attitude de l’émir au cours de ces évènements fut un
parfait exemple de son incroyable sagesse. Pour une personne comme lui,
ayant connu depuis sa jeunesse de nombreuses victoires et défaites,
l’annexion d’un territoire frontalier était un événement fâcheux, mais
pas suffisant pour permettre aux troupes anglaises de pénétrer sur son
territoire. En effet, l’appel aux Anglais pour recouvrir cette oasis
aurait obligatoirement conduit les Russes à envahir le nord du pays et
en réponse les Anglais auraient occupés le sud du pays. Hors l’intérêt
de l’émir résidait dans le fait de maintenir ses puissants voisins
(alliés ou ennemis selon les circonstances) en dehors de son royaume.
L’émir préféra donc adopter en réponse à cette provocation un ton
réservé et non belliqueux qui permit de faire basculer la balance du
côté de la paix. Ce conflit aboutit finalement sur un statu quo, mais
il modifia à jamais la vision de l’émir sur les Russes. Pour cette
raison, par précaution, il entreprit alors en urgence la défense de la
ville d’Hérât, cible potentielle d’une future attaque russe, car la
possession de cette place forte leur aurait ouvert la route des Indes.
En Novembre 1888, Lord Dufferin fut remplacé par Lord
Lansdowne, nouveau vice-roi des Indes et en même temps, Lord Roberts
remplaça le général Donald Stewart au poste de commandant en chef des
forces armées anglaises. A partir de là, la parenthèse de bonne entente
entre l’Afghanistan et l’Angleterre prit fin car Roberts était un
fervent partisan de la «
Forward Policy » (Cf. LES
FONDEMENTS DE LA SECONDE GUERRE ANGLO-AFGHANE). La première décision
prise par le nouveau gouvernement fut de faire prolonger la ligne de
chemin de fer jusqu’au poste frontière de Shaman proche de
l’Afghanistan et de renforcer en même temps la présence de l’armé à la
frontière, ce qui fit rapidement courir la rumeur que les Anglais
désirait à nouveau attaquer l’Afghanistan.
Peu après, alors que l’émir Abdul Rahman Khan préparait
activement la fortification de la ville d’Hérât, distribuant des armes
aux tribus afin de défendre la citée en cas d’une éventuelle offensive
russe, le gouvernement anglo-indien interdit l’importation par
l’Afghanistan de matériel militaire. Là encore, l’expérience de l’émir
Abdul Rahman fit la différence : n’importe quel autre souverain, à
l’image d’un Sher Ali Khan, aurait déclaré la guerre à l’Angleterre ou
encore se serait tourné vers la Russie afin de demander son assistance,
mais lui opta pour une attitude toute différente prônant la diplomatie
plutôt que les armes. Quelques temps tard, pendant la rébellion des
Hazaras, à un moment critique pour l’émir Abdul Rahman Khan, les
Britanniques lui envoyèrent un courrier constituant en fait un
véritable ultimatum : « Le gouvernement des Indes ne peut pas attendre
indéfiniment l’acceptation d’une mission britannique à Kaboul, pour
discuter de ce point Lord Roberts se rendra à Kaboul avec une
importante armée. » Heureusement peu après, Roberts fut démis de ses
fonctions et l’armée gouvernementale afghane réussit à mettre un terme
à la révolte du Hazarajat.
Les prédécesseurs de l’émir Abdul Rahman Khan, Sher Ali
Khan puis son fils Yakoub Khan, avaient beaucoup souffert de la
politique hasardeuse qu’ils avaient adopté vis-à-vis des puissances
étrangères. L’émir reconnut lui-même qu’il avait beaucoup appris des
erreurs commises par ses pairs, qui constituaient en fait de véritable
leçons pour lui. Mais bien que prudent vis-à-vis des pouvoirs
coloniaux, il n’était pas plaisant pour lui de penser que le pouvoir en
Afghanistan puisse un jour revenir sous le contrôle du vice-roi des
Indes, comme au temps de Yakoub Khan. Les Anglais, à cette époque,
eurent la possibilité d’appointer au pouvoir en Afghanistan l’homme de
leur choix. Ils avaient opté à ce moment pour Yakoub Khan, le fils de
l’émir en déroute Sher Ali Khan, qui était ainsi devenu un véritable
pantin dansant pour le vice-roi anglais. Pour éviter que ces évènements
puissent encore avoir lieu, Abdul Rahman Khan fut particulièrement
attaché à vouloir libérer l’Afghanistan de toute influence étrangère et
interdit pour-cela la présence sur son sol de tout soldat étranger ou
mission diplomatique.
Son désir le plus grand était d’avoir son propre
représentant à Londres au-près du gouvernement anglais. En 1894, l’émir
reçut une invitation afin de se rendre au-près de la reine Victoria.
Etant malade, il ne put y aller lui-même. Son fils aîné Habibullah
Khan, l’héritier officiel, ne pouvant quitter le pays, ce fut donc son
second fils, le prince Nasrullah Khan qui partit en Avril 1895. Ce
voyage fut la première mission diplomatique afghane en Europe. Mais au
grand désespoir du souverain de Kaboul, il se solda par un échec, les
Anglais ayant refusé l’installation d’un représentant du gouvernement
de Kaboul à Londres.