Les évènements précurseurs à la Première Guerre anglo-afghane
La première fois que les Afghans entrèrent en contact de façon officielle avec les Anglais, ce fut en 1809 quand Mountstuart Elphinstone fut envoyé au près de Shah Shoja alors sur le trône afghan. Cette rencontre précipita l’entrée de l’Afghanistan dans la politique mondiale. Le Grand Jeu pouvait alors commencer. Le motif de la mission britannique était d’obtenir l’alliance du gouvernement afghan contre la Russie alliée depuis la paix de Tilsitt, signée en 1807, avec la France de Napoléon. Quelques années plus tard en 1832, l’émissaire Alexander Burnes, alors en chemin pour Bokhara, fit une halte à Kaboul. Il rencontra sur place l’émir Dost Mohammad avec qui il noua amitié.
L’échec de la diplomatie anglaise en Perse
Mais de leur côté, les Russes ne restèrent pas inactifs, au contraire, ils concentrèrent leur diplomatie, en même temps que leurs forces armées, sur la Perse. Les Iraniens avaient quelques années plus tôt passés des accords de coopération militaire avec les Anglais. Mais malgré les garanties anglaises faites aux Iraniens, les Russes commencèrent une offensive contre l’Iran et ils s’emparèrent ainsi de la Géorgie puis de Bakou.
Les armées du Tsar montraient ainsi aux Iraniens que les promesses anglaises ne pouvaient en rien les protéger. L’hésitation de la Grande-Bretagne à tenir ses engagements envers les Iraniens avait jeté ce pays « pieds et poings liés dans les bras des Russes, qui ne demandaient pas mieux que de s’en servir pour promouvoir leurs intérêts en Orient aux dépens des Anglais. En effet, après avoir obtenu la capitulation de l’Iran en 1828, le Tsar influença directement la politique extérieure iranienne. Pour faire oublier les pertes territoriales que la Russie avait fait subir à l’Iran, les Russes encouragèrent le petit-fils et successeur de Fateh Ali Shah, un jeune homme ambitieux et influençable, à faire valoir ses droits sur Hérât. En cas de réussite, la prise de cette ville aurait ouvert un couloir vers l’Inde car les plaines du Khorasan représentent, avec la passe de Khyber, les deux seuls accès vers l’Inde à partir du continent.
Le siège d’Hérât
L’armée iranienne, épaulée par l’armée russe, entreprit donc le siège de la ville afghane en 1837. La ville d’Herat n’était à l’époque pas attachée à la couronne afghane : elle était aux mains de la dynastie des Sadozaï et plus précisément dans celles de Kamran Shah, le fils de Shah Mahmoud.
Les Hératis, dirigées par Yar Mohammad Khan Alikozaï, repoussèrent les trois assauts de l’armée russo-iranienne. Elles furent épaulées par un officier anglais de passage dénommé Pottinger (la mythologie anglaise veut que ce soit Pottinger qui sauva Hérât, alors qu’en réalité cette ville ne dut son salut, qu’à la faveur du sacrifice de nombreux résistants afghans). La coalition russo-iranienne maintint, quand même, ses forces sur place, encerclant la cité, qui bien que libre, restait sous la menace d’une éventuelle agression.
La riposte anglaise
L’Inde était le bijou de la couronne britannique. Ce pays occupait une place tellement importante aux yeux anglais, que l’expansion de la Russie en Asie centrale ne pouvait être autre chose qu’une tentative russe de s’emparer de ce joyau. C’est dans ces conditions que pris naissance la Forward policy. Pour les tenants de cette politique, l’Hindou Koush représentait la barrière naturelle de l’Inde. Il était donc naturel pour eux que l’Angleterre étende son influence sur cette région.
La situation de l’Afghanistan
Après la mise à l’écart, en 1818 de Shah Mahmoud (petit fils d’Ahmad Shah Durrani) par les fils de Payenda Khan (chef du clan des Barakzaï), l’Afghanistan sombra dans le chaos. Le clan des Barakzaï, et plus précisément la famille Mohammadzaï, en profita pour saisir le pouvoir. Mais il fallut attendre 1835 pour que Dost Mohammad Khan puisse exercer une autorité assez forte sur ses frères pour pouvoir se faire proclamer émir (Il ne prit pas le titre de Shah par peur d’effrayer les autres membres de son clan). Une fois établi à Kaboul, Dost Mohammad commença à étendre son influence sur d’autres territoires. Ainsi, il reprit le contrôle des villes de Jalalabad et Ghaznî et en soumettant les Khan de l’Hindou Koush, il récupéra Kunduz et les territoires du Nord, la ville d’Herat restant indépendante. A l’intérieur de ces possessions, il consolida son autorité dans le Kohistan, le Kunar et les tribus Hazara. Dost Mohammad avait donc du faire preuve de grande intelligence et force pour écarter ses frères plus âgés du chemin du trône et maintenant, sur le plan intérieur, il ne lui restait plus que deux adversaires potentiels pour mettre à mal son règne. Le premier était Kamran Shah, le fils de Shah Mahmoud. En effet, après la prise de Kaboul par les Barakzaï, Shah Mahmoud s’était replié sur Herat qu’il gouverna jusqu’en 1829. A sa mort son fils Kamran Shah le remplaça. Mais pour le moment, le prince Sadozaï était empêtré dans le siège de sa ville par les forces russo-iraniennes. Il ne restait donc plus qu’un seul homme pour véritablement constituer une menace au pouvoir de Dost Mohammad : cet individu n’était autre que l’ancien roi déchu Shah Shoja. Ce dernier, après avoir été déposé par son frère Shah Mahmoud, se retira en Inde. Dans sa fuite, il fut emprisonné au Cachemire avant d’être finalement remis entre les mains de Ranjit Singh. Pour obtenir sa liberté, il dut confier aux Sikhs, le fameux diamant Koh-i noor, qu’il hérita de son grand-père Ahmad Shah Durrani (finalement ce diamant finira dans les mains anglaises, il fait parti aujourd’hui des joyaux de la couronne). Une fois libre, Shah Shoja devint alors un pensionné des Anglais (il avait signé un traité d’amitié avec ces derniers quelques mois avant de perdre le trône en 1809). Confortablement logé dans la ville de Ludhiana, il implorait qui voulait l’entendre que les Afghans voulaient uniquement de lui comme roi, étant un descendant d’Ahmad Shah Baba. Très habile, il voulait en fait chercher l’appui anglais contre Dost Mohammad.
Mais pour l’instant, le plus grand problème de Dost Mohammad résidait dans l’avancée des Sikhs au Sud qui se faisaient de plus en plus pressants. Profitant des désordres à Kaboul, les Hindous avaient déjà pris Peshawar en 1834 et ils avançaient maintenant dangereusement vers Kaboul. La situation devenait sensible pour le souverain afghan et il se devait de réagir. En 1836, il envoya un détachement, dirigé par son propre fils, Akbar Khan, pour tenter de les arrêter. Bien qu’il n’avait que dix-neuf ans, Akbar réussi à vaincre les Sikhs et tua leur commandant, Hari Singh Marwa, près de Jamrud (ville située à l’ouest de Peshawar). Mais après cette victoire, Dost Mohammad ne lança pas d’offensive sur Peshawar qui était pourtant alors à sa portée. Au lieu de ça, il décida d’entrer directement en contact avec les Anglais pour que ceux-ci interviennent dans le conflit, permettant ainsi de mettre fin aux hostilités. Pour ces raisons, il écrit une lettre au gouverneur général des Indes, Lord Aukland, par laquelle il le félicita pour sa politique et lui demanda son aide dans le dossier de Peshawar. Le Lord anglais fit alors preuve d’une duplicité d’esprit qui caractérise parfaitement la politique anglaise dans ce coin du monde. Bien que l’Angleterre soutenait les Sikhs, au niveau armement et encadrement, et bien que les Anglais avaient besoin de l’Afghanistan pour contenir l’avancés russe en Asie Centrale, Auckland préféra répliquer qu’« il n’est pas dans les habitudes du gouvernement britannique d’interférer dans les affaires d’autres états indépendants ». Il se contenta alors d’envoyer une mission commerciale à Kaboul. Pour Aukland les choses étaient claires : les Anglais ne pouvaient se résoudre à faire des concessions territoriales aux Afghans, car tout ce qui aurait été rendu à l’Afghanistan l’aurait été aux dépens de Ranjit Singh, le souverain borgne à la tête des Sikhs. Or, les Britanniques n’étaient pas décidés à s’aliéner le soutien de ce puissant allié.
Il est aujourd’hui indiscutable que c’est la politique hasardeuse de Lord Aukland qui conduisit au gigantesque fiasco que représente la Première Guerre Anglo-afghane.
L’étincelle qui provoqua la guerre
En 1837, le gouverneur général des Indes envoya Alexander Burnes (qui avait déjà rencontré Dost Mohammad en 1832), sous couvert d’une mission commerciale, auprès du souverain afghan, sans lui accorder les pouvoirs nécessaires pour permettre une négociation crédible. De plus, le gouverneur Aukland ne tint même pas compte des conseils que lui adressa son émissaire de Kaboul.
Parallèlement à ces évènements, un autre fait vint conforter les craintes anglaises d’une visée russe sur l’Afghanistan et l’Inde. En effet, la Russie envoya, elle aussi, un émissaire dénommé Vitkevitch (auparavant allé à Kandahar) auprès de Dost Mohammad, qui pareillement à Burnes était officiellement à Kaboul pour des raisons commerciales. Mais pour l’instant, le diplomate anglais avait les faveurs de l’émir et le Russe n’avait d’autre choix que de prendre son mal en patience. Les intérêts de Dost Mohammad sont faciles à discerner. Bien que le souverain afghan était particulièrement intéressé par le fait de pouvoir reprendre Hérât au Sadozaï et asseoir son autorité sur Kandahar (tenu par son frère Kuhan Dil Khan, soumis que nominalement à l’émir Dost Mohammad), son objectif principal était de délivrer la ville de Peshawar de l’influence sikh. Dost Mohammad était intelligent et il savait qu’il avait tout intérêt à rester en bon terme avec les Anglais s’il ne voulait pas finir sous le joug russe. Les discussions avec Burns étaient en bonne voie et les Afghans se montrèrent conciliants. Mais en Janvier 1838, Lord Auckland adressa à Dost Mohammad une lettre qui par son contenu réduisit à néant les efforts de Burns pour parvenir à un traité anglo-afghan. Sur un ton ferme et menaçant, le gouverneur général ordonnait à Dost Mohammad d’abandonner d’une part toutes ses prétentions sur Peshawar et surtout de couper toutes ses relations avec la Russie. Devant cette lettre humiliante, Dost Mohammad, en fier monarque, demanda à Burnes de quitter Kaboul. Non contents de tout demander de l’émir afghan sans absolument rien offrir en échange, voilà que les Britanniques l’offensaient maintenant. L’Anglais étant parti, c’était maintenant l’émissaire russe qui jouissait maintenant de toute l’attention de l’émir. Des pourparlers furent aussitôt ouverts et bien évidemment la Russie consentit à accepter toutes les demandes du monarque de Kaboul.
A l’Ouest de l’Afghanistan, le siège d’Herat continuait et une grande offensive était bientôt prévue. Devant le rôle de plus en plus important des officiers russes dans ces manœuvres, les Anglais, excédés, envoyèrent des navires de guerre dans le golfe persique et le Shah d’Iran fut informé que toute nouvelle attaque sur Hérât serait synonyme de déclaration de guerre avec l’Angleterre. Le résultat ne se fit pas attendre, en septembre 1838, les forces iraniennes regagnèrent Téhéran. Le gouvernement anglais fit alors pression sur Moscou qui fut alors contraint de rappeler Vitkevitch, rendant, par la même occasion ,toute intervention britannique en Afghanistan superflue.
L’Angleterre avait alors toutes les cartes en main : Hérât était hors de danger et les discussions entre Dost Mohammad et la Russie avaient cessé. Tout le monde pensait que la situation allait en rester là et qu’elle était acceptable pour toutes les parties. Mais Auckland ne voulait pas en démordre et il était bien décidé à punir le régime de Kaboul pour ce qu’il avait lui-même obligé de faire. Pour cela, il se tourna vers William Macnaghten, un linguiste reconvertit dans la politique. Ce dernier avait un plan : les Anglais devraient aider Ranjit Singh à envahir l’Afghanistan afin de placer l’ancien roi déchu « anglophile » Shah Shoja sur le trône. En retour celui-ci s’engagerait à mettre fin à toutes les prétentions afghanes sur Peshawar. Ranjit Singh, à la différence des fonctionnaires anglais, était conscient de la réalité de la situation. Ils savaient notamment que les Afghans n’étaient pas un peuple malléable à merci et qu’au contraire ils étaient de farouches guerriers. Il était donc inconcevable pour lui que son armée prenne part à une telle expédition. Mais Macnaghten, à qui Auckland avait donné carte blanche dans ce dossier, fit pression sur lui et finalement en Juin 1838 un traité fut signé entre Ranjit Singh, Shah Shoja et les Anglais. Par ce texte, Shah Shoja s’engagea à renoncer à toute prétention sur Peshawar et en retour, les autres protagonistes lui garantirent leur soutien dans son projet de reconquête du trône afghan. Pour contenter Ranjit Singh, il n’y eut pas mention de la présence de forces armées sikhs dans cette aventure. Cette politique, qualifiée à l’époque de « Forward Policy », la politique de l’élan en avant, consistait à pousser les troupes anglo-indiennes le plus loin possible en Asie centrale afin de conjurer la menace russe sur l’Inde. Les tenants de cette politique considérait l’Hindou Kouch comme la frontière naturelle de l’Inde.
Un homme avait compris l’erreur que représentait ce plan. C’était Alexander Burns qui fit tout son possible pour convaincre Aukland de l’intérêt de continuer à traiter avec Dost Mohammad. Il fit aussi noter au gouverneur que le souverain Sikh, sans qu’un seul de ses soldats prenne part à cette périlleuse aventure, se voyait offrir Peshawar et le Cachemire sur un plateau argent. Mais ses efforts furent vains, et en Octobre 1838, Auckland publia le manifeste de Simla. Dans ce document, il déclara qu’à la lumière de l’Alliance de Dost Mohammad avec des puissances étrangères autre que l’Angleterre, le souverain afghan s’était montré sous le jour d’un monarque peu amical envers la couronne anglaise et qu’il serait donc pour cette raison démis du trône pour être remplacé par Shah Shoja. Les Anglais nièrent qu’ils envahissaient l’Afghanistan mais ils se justifièrent en qualifiant cette intervention de « soutien au gouvernement légitime afghan contre l’interférence étrangère et l’opposition factice ».
Cette intervention honteuse dans les affaires d’une nation souveraine apparaît paradoxale quand on se souvient que les Anglais avaient eux-mêmes qualifié cette politique d’inacceptable quand elle fut pratiquée par les Russes en Asie centrale. Il est aussi important de se souvenir de la lettre d’Aukland à Dost Mohammad dans laquelle, il précisait qu’il n’était pas dans les habitudes du gouvernement britannique d’interférer dans les affaires d’autres Etats indépendants.
Voici comment les conditions furent réunies pour introduire la Premiere Guerre anglo-afghane, qui fut qualifiée de crime et de folie anglaise par les historiens du 19ème Siècle.