En longeant les hauts murs gris de cette maison du quartier résidentiel de Satellite Town dans la ville de Quetta, on ne distingue rien de ses habitants, si ce n'est des vêtements de couleur étendus sur un fil. Tout semble très calme, même si, quelques nuits plus tôt, des policiers en civil y ont fait irruption pour fouiller un domicile puis contraindre ses habitants à les suivre. "Des Afghans installés ici depuis longtemps qui reçoivent beaucoup de visiteurs, raconte un voisin. Certains seraient liés aux talibans, cela nous a surpris, d'habitude c'est tranquille."
Une rue plus loin, un bus, surchargé de Pachtouns afghans, progresse dans des rues étroites vers le quartier de Pachtoun Abad, au sud de Quetta, la capitale de la province pakistanaise du Baloutchistan, qui borde les frontières afghane et iranienne. Sur le toit, des hommes au visage bruni par le soleil, certains coiffés de turbans noirs, se mêlent aux familles et dévisagent les passants. Ils sont de passage ou iront s'installer le long de la route de Sariab ou dans les quartiers de Jungle Bagh. Les habitués distinguent, parmi ces voyageurs, des talibans venus rejoindre leur famille ou se faire soigner. On en retrouve d'ailleurs certains dans des petits hôpitaux privés du centre-ville, sur la route de l'aéroport, ou dans les couloirs de la clinique Jailani rebaptisée Gilani par son propriétaire afghan qui veut rester discret.
Ici, aucun taliban n'est en armes. Ils font profil bas et ne tiennent pas à troubler la quiétude de leur séjour pakistanais. Ils se déplacent, en très petit nombre, en moto ou en voiture, sur les routes secondaires, dépourvues de barrage de police. En famille, ils vivent dans des villages et des villes dans le nord du Baloutchistan, essentiellement peuplé de Pachtouns, comme Kuchlak, Pichin, Killa Abdullah ou Killa Saifullah. D'autres résident, un temps, dans l'une des nombreuses madrasa (écoles religieuses) accueillant les étudiants en religion, comme à Kharotabad. Toutes ne sont pas des camps d'entraînement et il existe, sur ces terres, une réelle empathie au sein de la population avec la cause talibane dont l'écho se propage par la propagande et les vidéos diffusées sur les marchés.
"HAVRE DE PAIX" POUR LES TALIBANS
A Kaboul, l'OTAN stigmatise aussi, en privé, leur présence dans les camps de réfugiés afghans installés dans ce nord du Baloutchistan qui longe la frontière afghane, à seulement deux heures de route de la principale ville du sud afghan Kandahar, berceau historique taliban. L'Alliance atlantique qualifie ces lieux de "havres de paix" pour des insurgés qui profiteraient du statut de réfugiés pour traverser la frontière sans encombre. Lors d'un attentat suicide, à Quetta, en 2011, les policiers pakistanais ont trouvé une carte délivrée par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) parmi les restes du kamikaze.
La plupart des camps, autogérés ou encadrés par le HCR, sont devenus des zones presque inaccessibles aux Occidentaux, y compris ceux travaillant pour les ONG. "Les autorités pakistanaises ne veulent pas de témoins sur leurs difficultés locales et encore moins sur la présence des talibans sur leur sol, c'est un secret d'Etat", explique un responsable d'ONG réclamant l'anonymat par crainte de se voir retirer son laissez-passer. Pour John Crosbie, chef de Médecins sans frontières, à Quetta, "la règle est de soigner tout le monde, non pas de s'intéresser au profil du patient". Selon un membre de l'American Refugee Committee, une ONG américaine, le camp de réfugiés de Surkhab, près de Chaman, a même servi à détenir certains de ses employés pris en otage par des insurgés afghans. Le HCR s'est refusé à tout commentaire.
Tel est le visage quotidien de la présence des talibans dans ce nord du Baloutchistan que les services de renseignement occidentaux qualifient de base arrière du principal mouvement insurgé afghan en guerre contre Kaboul et l'OTAN. Fondues au sein d'une population pachtoune qui vit de part et d'autre de la frontière afghano-pakistanaise, les troupes talibanes y trouveraient refuge avant de repartir se battre en Afghanistan. Selon de hauts responsables militaires américains, les insurgés ne pourraient pas séjourner dans cette région sans l'assentiment des autorités pakistanaises et surtout des services secrets militaires (ISI). L'inspecteur Sohail, de la Special Branch (sécurité intérieure), à Quetta, dément, pour sa part, toute présence de talibans dans la ville. "C'est une invention de l'Occident pour nuire à mon pays."
MENACE DES DRONES AMÉRICAINS
En revanche, selon le gouvernement afghan, c'est là qu'ont été pris les premiers contacts avec le mouvement taliban pour tenter de trouver une issue politique à la guerre afghane. L'organe suprême du commandement taliban, dirigé par le mollah Omar, a même repris le nom de la capitale du Baloutchistan dans son appellation : la "choura (conseil) de Quetta".
Cette assemblée prend les décisions stratégiques pour l'ensemble de l'insurrection talibane en Afghanistan. Elle a autorité sur les autres chouras régionales de l'insurrection, celles de Peshawar, de Miranshah, dans les zones tribales, ou encore celle de Girdi jangal, un camp de réfugiés afghans le long de la frontière.
Une dizaine de comités composent la "choura de Quetta", ils correspondent peu ou prou aux différents ministères qui formaient le gouvernement afghan dirigé par les talibans entre 1996 et 2001. Les autres grands mouvements d'insurrection régionaux, Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des talibans du Pakistan, TTP) ou le réseau afghan Haqqani, clan familial qui règne à la fois sur le Sud-Est afghan et l'agence tribale pakistanaise du nord-Waziristan, ont réitéré leur allégeance à la "choura de Quetta".
Selon des sources pakistanaises, une partie des chefs talibans se déplacent néanmoins fréquemment au Pakistan dans des villes éloignées de la frontière, notamment à Karachi, pour s'éloigner de la menace des drones américains. Mais Quetta reste le symbole du pouvoir taliban en exil. L'image de la ville est à ce point associée aux insurgés afghans que la communauté internationale oublie que cette région est aussi le théâtre d'un conflit ancien entre le pouvoir pakistanais et la guérilla séparatiste baloutche. De même, la communauté internationale ne s'intéresse guère aux assassinats répétés contre les chiites hazaras vivant à Quetta. Enfin, les clichés occidentaux associent trop vite les Pachtounes aux seuls islamistes radicaux. Beaucoup, dans cette région, sont laïcs et tentent de faire entendre une voix modérée antitalibane.
Observateurs privilégiés de la présence talibane au Baloutchistan, les autres ethnies vivant dans cette région offrent un regard inédit sur les allées et venues des insurgés. Pour l'un des chefs du Parti baloutche républicain, pro-indépendantiste, Hakeem Lehri, ex-membre de l'Armée de libération baloutche (BLA), "les talibans, depuis six à huit mois, n'ont plus la même liberté de mouvement de part et d'autre de la frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan". Selon lui, "de Chaman à Robat Thana, les tribus baloutches et nos combattants attaquent les convois de talibans transportés dans les camions de l'armée pakistanaise, ils n'acceptent plus cette présence, c'est une atteinte à notre souveraineté. Nous sommes les témoins uniques et anciens de ces liens entre les talibans et l'armée pakistanaise [Frontier Corps]".
DOUBLE DISCOURS DU PAKISTAN
Pour le sénateur et vice-président du Parti national baloutche, Jehan Zeb Jamaldini, "les talibans sont non seulement protégés mais aussi financés par les services pakistanais". D'après lui, "ils sont le symbole du double discours du Pakistan, qui joue la coopération avec l'Occident sur l'antiterrorisme parce qu'il a besoin de l'aide financière des pays riches et qui soutient les talibans pour des intérêts régionaux".
Le Baloutchistan serait ainsi sous le contrôle d'une alliance informelle unissant les talibans, les services secrets pakistanais et les partis religieux pachtounes, issus du Jamiat Ulema-e-Islam, proche du wahhabisme saoudien, qui comptent dix-huit sièges à l'Assemblée provinciale. Talal Bugti, l'un des fils du symbole vénéré de la lutte des Baloutches, Nawab Akbar Bugti, tué en 2006 par l'armée pakistanaise, qui a pourtant choisi de soutenir Islamabad, livre un avis informé : "Les Pachtounes religieux dominent les laïcs, ils sont puissants, ils s'appuient sur un réseau dense de madrasa et peuvent paralyser Quetta. Quant aux talibans, leur tranquillité n'est pas gratuite, ils doivent payer les Frontier Corps ; ils permettent à l'ouest de dominer l'Afghanistan et à l'est d'aider le Pakistan contre l'Inde sur les territoires disputés du Cachemire."
Cibles, depuis dix ans, d'assassinats ciblés revendiqués par des extrémistes sunnites du Pendjab, les chiites du Baloutchistan dénoncent également les liens entre talibans et autorités pakistanaises. Abdul Khaliq Hazara, président du Parti démocratique hazara, première formation politique chiite du Baloutchistan, assure que "les talibans pakistanais du TTP apportent un soutien logistique aux groupes extrémistes du Pendjab". "Nous avions donné à la police des informations sur un individu qui vivait à Pichin, entre Quetta et la frontière afghane, il venait du nord du Waziristan, rien n'a jamais été fait, assure-t-il. Les talibans comme les Pendjabis qui nous attaquent jouissent d'une totale impunité."
De son côté, Ousmane Kakar, chef provincial du parti pachtoune, le Pakhtunkhwa Milli Awami Party, se fait fort de démontrer qu'"Islamabad fait comme les Britanniques en leur temps, ils se servent des extrémistes pachtouns pour combattre toute forme de nationalisme". Dans sa maison en bois située au coeur de Quetta, enfumée par le restaurant bon marché du rez-de-chaussée, Ousmane Kakar jure même que "le mollah Omar, Haqqani, le TTP et Al-Qaida sont dans les mains des services secrets pakistanais ; si ces derniers arrêtent de soutenir les talibans, la guerre en Afghanistan est finie en un mois"