Salam
"Le mariage d'amour a-t-il échoué ?", de Pascal Bruckner
Dans cet ouvrage, qui fait plutôt penser à un grand article transformé en petit livre, Pascal Bruckner dévide un fil suivi depuis le début de sa carrière d'essayiste et de romancier, celui d'une réflexion sur la vie privée au sens large. Ici, il entend, non sans paradoxe ni sans prendre à rebrousse-poil l'opinion supposée dominante, remettre en question le caractère central dévolu à l'amour dans le mariage contemporain.
Habitués depuis le XIXe siècle, aussi bien par Balzac, Flaubert ou Maupassant ou par La Sonate à Kreuzer de Tolstoï à vilipender l'ennui du mariage bourgeois, les modernes auraient fini par ériger la passion amoureuse en norme absolue de réussite de l'union conjugale. Or, constate Pascal Bruckner, leur valorisation de la jouissance, de la performance, des sens et des sentiments censés être toujours chauffés à blanc se révèle encore plus toxique pour la vie à deux que les alliances d'antan. Le moindre "temps mort" ne sonne-t-il pas désormais le glas pour le couple ? Les espoirs d'un Léon Blum, qui croyait, dans son célèbre Du mariage de 1907 (lequel lui valut la haine inexpiable des bien-pensants de l'époque), qu'une plus grande liberté consoliderait l'engagement matrimonial et stabiliserait le nombre des divorces, ont été bien déçus !
Dès lors que, dans les sociétés occidentales, le sentiment amoureux s'est insidieusement métamorphosé en substitut à l'infinité promise par les religions, il n'est pas "ce ciment qui mettrait sa puissance au service de l'institution, il reste un explosif qui nous saute au visage, de la dynamite pure et simple".
Fidèle à sa critique de l'obsession du paroxysme, de l'absolu et de l'impératif de jouissance qui ont, selon lui, envahi notre mentalité, Pascal Bruckner entend opposer à cette tendance ravageuse un "conservatisme intelligent". Pas question de revenir en arrière, souligne-t-il, ni de chanter les louanges du mariage arrangé d'aujourd'hui comme d'hier - même si la tendresse pouvait, contrairement à ce qu'on croit, y frayer son chemin. Pas question non plus de retour au mariage forcé. En revanche, le mariage d'intérêt, lui, a quelques arguments à son actif, estime l'auteur, pourvu qu'il protège une certaine "douceur de vivre" face à l'"hédonisme marchand".
FACE SOMBRE DE L'AMOUR
Dans ces pages, on sent aussi vibrer l'angoisse de ce drame très actuel et banalisé qu'est devenue la séparation. Les pratiques matrimoniales contemporaines fondées sur le seul amour l'ont démultipliée sur un mode exponentiel - sans la rendre moins douloureuse. Derrière notre facilité à dénouer nos liens se profile le refus d'être adulte, l'envie à tout prix d'éprouver en permanence le frémissement de la nouveauté d'une personne ou d'un corps, fût-ce au prix de la cruauté infligée à l'autre qu'on "largue" parce qu'il ne vous inspire plus.
Dans la tonalité d'un moraliste indulgent, Pascal Bruckner s'inscrit dans une tradition littéraire, notamment française, qui s'ingénie à mettre en pleine lumière la face sombre de l'amour. Sans adopter le ton sarcastique d'un Léautaud ou d'un Céline ("L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches"), l'écrivain insiste sur les menaces de l'amour et du caprice en ces temps de permissivité, et sur les limites et la pondération que chacun devrait s'imposer à lui-même. Le bilan convainc. L'antidote laisse plus sceptique dans une société de l'excès marchand. p